Culture queer & bibliothèques : que faire du porno gay ?

Ce billet fait suite à celui publié récemment sur le blog de Légothèque, où je tentais de définir la culture queer et sa possible intégration en bibliothèques.

Je décrivais notamment la présence dans les collections d’oeuvres jugées artistiques et caractéristiques de la culture queer. C’est une bonne chose. Mais il est possible de s’interroger sur le moteur de l’acquisition de ces documents : ici, l’argument de légitimation artistique fonctionne à plein, et assoit la présence de leurs oeuvres dans les collections.

Mais si les oeuvres de ces artistes n’étaient pas reconnues comme telles, qu’en serait-il ? Pour être tout à fait honnête, j’ai bien mon idée.

Répondre aux pratiques d’usagers

La culture queer, telle que nous l’avons définie dans l’article Légothèque, c’est-à-dire fortement redevable d’une culture anglo-saxonne qui s’est développée en particulier dans les Etats-Unis des années 70 et 80, avait notamment pour caractéristique la mise en scène de la sexualité à travers les films pornographiques. Le porno gay est constitutif de cette culture (pour rappel et au cas où, tout homosexuel n’est pas attaché à cette culture, tout homosexuel n’est pas fan de pornographie). Or, en France, les films pornographiques ne sont pas présents en bibliothèques, du moins en tant que tel, et il y a lieu de s’interroger pourquoi.
Si je dis en tant que tel, c’est que, bien sûr, on pourra trouver dans certains cas de la pornographie : à travers les exemples artistiques, je l’ai dit, mais aussi à des fins documentaires : quel plus bel exemple pour l’illustrer que la fameuse exposition l’Enfer de la BnF ? des extraits des premiers films pornographiques étaient projetés (voir p.13 du dossier de presse de l’exposition) dans les salles. Mais ici, la légitimité est purement historique : images en noir et blanc, muettes et pour ainsi dire guère excitantes, on est curieux de voir que les gens s’excitaient sur de telles images. Mais sur quelles images les gens s’excitent-ils aujourd’hui ? Un bibliothécaire serait bien en peine de le dire à partir de ses connaissances professionnelles (personnelles, cela dépend de chacun…). Pourtant, il est sûrement possible de se demander, à l’heure où les acquisitions sont de plus en plus orientées par les usagers (voir par exemple l’essor des acquisitions orientées par l’usager, [en] patron driven acquisitions), si la légitimité populaire, c’est-à-dire culturelle et non pas idéologiquement artistique ou historique, ne pourrait pas être acquise.

De fait, la pornographie, ritournelle habituelle, concerne une partie importante du web : les gens consultent la pornographie [1] ! Pourquoi nous extasier devant la magie d’internet, et en escamoter une partie ? Est-il intellectuellement honnête de dépenser des millions pour acquérir des livres de moins en moins lus, et de ne pas consacrer un centime pour la pornographie ? Cette question recoupe un débat bien plus vaste, il faut le rappeler [2]. Restons-en à la question de la pornographie : pourquoi ne pas mettre des oeuvres pornographiques à destination du public ? On l’a vu, la question de la légitimité artistique n’est pas valable : les Harlequin, Danielle Steel et consorts ont rejoints nos collections depuis fort longtemps. Mieux même : le porno à la bib’, c’est possible.

Une bibliothèque qui propose de la pornographie…

Une initiative aux Etats-Unis mérite notre attention : il s’agit des Cornell University Archives qui présentent depuis désormais 25 ans un fonds spécialisé sur la sexualité humaine (voir cet article en anglais). Ce fonds de recherche possède des films de pornographie, et en particulier des pornos gays des années 70. Comme très bien expliqué dans l’article cité, ce fonds est complété par des documents historiques, et a la juste prétention de présenter la culture queer des Etats-Unis.

Certes, me rétorquerez-vous : mais il s’agit là d’un fonds de recherche. Effectivement, mais il me semble que c’est par ce biais que la pornographie peut entrer dans les collections françaises : l’étude de la pornographie existe déjà en France [3], alors pourquoi les bibliothécaires universitaires n’accompagnent-ils pas cette recherche ?

Elle interroge dans notre cas : en France, comment pourrions-nous envisager ceci ?

Un billet que j’avais écrit il y a quelques mois évoquait la difficulté, voire l’impossibilité de proposer des collections pornographiques en France. Plus tard, une discussion avait eu lieu sur Twitter sur le sujet.

A partir de cette discussion, il me semble que la question de la pornographie et des bibliothèques pose des problèmes de trois ordres : moral, légal et pratique.

Sur le plan moral

Le plan moral a déjà été en partie traité. Il est possible de proposer une oeuvre, un document pornographique s’il a un intérêt culturel. Ce sera le cas de classiques (Apollinaire et ses Onze Mille Verges), mais que faire des classiques récents ? Pink Narcissus par exemple, film culte de la culture queer, n’a-t-il pas sa place lui-aussi à la bibliothèque ?

Pink Narcissus – 1972 – capture d’écran

Il me semble qu’à partir du moment où l’on propose déjà des documents à contenus pornographiques, il est acquis que la pornographie est légitime. Le reste n’est qu’affaire de curseur, et je peux tout à fait comprendre que Gorge profonde soit considéré comme plus intéressant qu’un film à peu de moyens et sans qualité (le net en déborde, je vous laisse effectuer vos recherches documentaires pour vérifier par vous même), au même titre qu’on peut préférer Pascal Quignard à Danielle Steel.

Sur le plan légal

Je ne suis pas juriste, je n’ai pas fait d’études en droit, et je suis donc incompétent pour m’interroger en ce domaine. Toutefois, en tant que bibliothécaire, je m’interroge concernant le dépôt légal, et en particulier le dépôt légal du Web : archive-t-il la pornographie ? S’agit-il à l’INA de le faire ? Le cas échéant, dans quelle mesure ? Ce service a-t-il recréé un Enfer, comme ce fut le cas en 1983 pour les collections imprimées, cette fois numérique ?

[Mise à jour le 15 mars : @sderrot signale sur Twitter (https://twitter.com/sderrot/status/312507581295910912) que « le dépôt légal du web archive du porno, français, car il y en a sur le Web, tout simplement. Pas de censure de ce côté là !« ]

Autre point : on peut s’inquiéter du droit que nous avons nous, agents de la fonction publique, à acquérir de la pornographie. Bis repetita placent : si nous avons déjà le droit d’acquérir l’Histoire de l’oeil de Georges Bataille, nous avons aussi celui d’acquérir une pornographie plus normative (eh oui, les LGBT sont souvent plus normatifs que Georges Bataille). La seule question est de savoir si, au final, ce droit que nous avons est réel ou si nous nous le sommes accordé, sans tenir compte des limites du cadre légal.

Sur le plan pratique

Comment pourrions-nous organiser ceci ? Cette question semble la plus légère : elle est pourtant la plus complexe. Imaginons un instant que la bibliothèque dans laquelle vous travaillez acquiert de la pornographie : comment procédez-vous ?

Pour commencer, vous pouvez ranger Livres Hebdo dans le tiroir, leur diversité éditoriale ne va pas jusqu’à ces eaux-là. Où veiller ? Où acheter les DVD ? Il me semble que de tels actes banaliseraient la pornographie, et, de fait, participeraient à sa légitimation.

En supposant que l’on trouve un système de veille (un-e collègue zélé, sûrement…), que l’on procède aux acquisitions : comment faire en sorte, et je suis sûr que vous y avez pensé à la lecture de ce billet, comment éviter aux chastes yeux de tomber sur ces collections ? On pourrait faire comme à la sortie des sex shops, tout emballer dans des pochettes noires (mais avec des cotes bien sûr : un filmolux opaque ?). On pourrait aussi restreindre certains espaces aux seules personnes majeures, à la manière des salles spéciales que l’on trouve parfois dans les musées [4], tout comme il n’y a pas (ou si peu, à l’exception des parents) d’adultes en section jeunesse. Cette comparaison avec les musées à de quoi plaire : en bien des domaines, les musées ont de l’avance sur les bibliothèques.

Nous n’en sommes pas encore là. Alors que les cultural studies et les gender studies sont de plus en plus enseignées dans nos universités, le sudoc ne semble pas capable de proposer un seul film pornographique. Alors, à quand les sections adultes en bibliothèques ?

Notes :

[1] Environ 10 à 15 % des recherches effectuées sur les moteurs concernent la pornographie, voir cet entretien en anglais.

[2] Je ne m’étends pas sur la politique documentaire : tant du point de vue local que national, elle continue à poser question, notamment sur la question du média/support. Le blog de Bertrand Calenge porte des réflexions toujours intéressantes sur le sujet.

[3] Un exemple d’étude scientifique sur la pornographie que je trouve amusant.

[4] Un exemple récent : l’exposition de Robert Combas au musée d’art contemporain de Lyon. Cet article fait état de cette salle de l’exposition.

9 réflexions sur “Culture queer & bibliothèques : que faire du porno gay ?

  1. IDnum dit :

    Quelle audace ! Une collection pornographique en bibliothèque ! Je pense que le caractère systémique qui consiste à définir une politique documentaire pour l’acquisition de documents pornographiques est impossible à mettre en place en dehors d’un fonds de recherche. Les BM pratiquent plutôt l’évitement en acquérant de manière ponctuelle : il y a 22 exemplaires de Cinquante Nuance de Grey à la BM de Lyon, un exemplaire de Tom of Finlande, quelques érotiques du XIXème siècle, mais rien d’exhaustif qui ressemblerait à une collection. Pas de collection « momy porn » en vue ?

  2. Romain__V dit :

    Je ne saurais trop conseiller cet ouvrage : Le dictionnaire des films francais pornographiques et erotiques en 16 et 35-mm [http://uppercult.fr/2011/05/le-dictionnaire-des-films-francais-pornographiques-et-erotiques-en-16-et-35-mm/ ] qui avait été à la base publié dans la défunte revue Cinerotica qui n’a tenu que 4 numéros. On trouve dans ce dico toute la diversité de ce genre considéré comme « déviant » qui fait qu’il est absent des rayons des bib… On trouve donc toutes les raisons d’inverser la tendance, en trouvant la politique documentaire adéquate…

  3. marieidille dit :

    Le dictionnaire que tu cites est en revanche présent au SU dans 6 bibliothèques (dont la nôtre) 😉
    Je ne suis pas tout à fait convaincue… En BU, le développement d’un fonds pornographique ne pourrait à mon sens se justifier que s’il répond aux besoins d’enseignements ou thématiques de recherche à l’Université, et ça me paraîtrait dans ce cas légitime, oui.

  4. Romain__V dit :

    oui je suis plutôt d’accord, c’est pour ça que je parle de pol doc adéquate. Adaptée aux besoins locaux. Mais je ne pense pas que cela soit exclusif ! On peut aussi susiter des intérêt de recherche en proposant ces documents… mais en effet, on est pas obligé de jouer au Cadist non plus !

  5. David dit :

    Moi, je m’interroge quand même sur un truc est-ce notre rôle de légitimer la pornographie qu’elle soit gay ou pas. Je pense qu’on a quand même mieux à faire, au risque de passer pour un vieux con.

    • Hortensius dit :

      Bonjour,

      Certes, on a sûrement mieux à faire : on commence par quoi ? Offrir au public de recherche de nos BU des ressources qui leurs permettent de mener à bien leurs recherches ? …
      J’ai peur que cet argument ne relègue toute idée innovante au tiroir.

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  8. Oliburuzainak dit :

    Sur le site universitaire de Bordeaux, le public d’étudiants et de chercheurs concernés existe : à Bordeaux 2 dans les gender studies en sciences de l’homme, une des spécialités de recherche à la Victoire. A Bordeaux 3 au MICA dans les séminaires études en communication et identités ou à voir carrément avec toute la filière des étudiants en Arts du Spectacle (il y a une option cinéma). J’arrête la liste là, ou je continue aussi du côté de l’IUT ? 🙂

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